Stress, performance et critère de réussite

 

La religion du chiffre unique est trompeuse.

À l'occasion de la publication et du retrait du classement des entreprises en matière de prévention du stress, il nous semble pertinent de revenir sur le rapport de la commission sur la " mesure de la performance économique et du progrès social " de la commission présidée par Joseph Stiglitz, Prix Nobel d'économie 2001.

 

Ce rapport a eu un écho médiatique éphémère. Pourtant, il pose des principes qui semblent devoir être entendus au-delà de la question de la performance des Etats et qui touchent à des questions d'une actualité indéniable si l'on considère les nombreux débats autour de l'impact sur les individus des pratiques en matière de performance dans les entreprises comme dans les services ou organisations publiques.

 

Une de ses conclusions est qu'on ne peut se contenter d'un indicateur, le produit intérieur brut (PIB), pour mesurer la performance d'un pays. Il ne suffit pas de modifier les modalités de calcul de cet indicateur, mais il est recommandé de lui adjoindre des indicateurs correspondant à d'autres dimensions de la performance (par exemple sur les inégalités, le bien-être, la qualité de vie, l'environnement...). Or la question de la possibilité de synthétiser la performance en une mesure unique est aussi un enjeu pour les entreprises et les organisations en général, certaines pratiques de gestion comme les primes sur objectifs et les classements reposant sur l'hypothèse qu'une telle mesure existe.

 

Cette question peut sembler technique, mais ses conséquences sur les modalités d'utilisation des mesures de la performance sont concrètes et importantes. En effet, dès lors que la performance est structurellement multidimensionnelle, on ne peut plus faire reposer l'animation de la recherche de la performance sur des systèmes de sanction-récompense du type prime sur objectif calculée automatiquement par l'application d'une formule ou sur la comparaison sous forme de classement de la performance de différentes entités, et de leurs responsables.

 

En effet, pour que les primes sur objectifs calculées à partir de formules soient efficaces, on ne peut avoir qu'un nombre très limité d'indicateurs. Et pour établir un classement, il faut pouvoir résumer la performance à un seul indicateur. C'est ce qui a conduit à des débats animés aux Etats-Unis entre les promoteurs d'une mesure financière synthétique de la performance des entreprises - dont l'une des plus médiatisée a été l'EVA (Economic Value Added) - et les promoteurs d'un instrument de mesure multidimensionnel de la performance - en l'occurrence le Balanced Scorecard.

 

Ce qui a été mis en évidence par le rapport Stiglitz pour les pays est vrai pour toutes les organisations : entreprises cotées dont il devient de plus en plus difficile de défendre que leur performance ne peut être mesurée uniquement par leur cours de Bourse ou organisations publiques comme les hôpitaux pour lesquelles la définition même de la performance est problématique, donc a fortiori impossible à traduire par un nombre limité d'indicateurs.

 

C'est aussi vrai par voie de conséquence pour toutes les entités à l'intérieur de ces organisations et pour leurs responsables. C'est la limite du raisonnement du représentant du Medef qui réclamait, en réaction au classement des entreprises sur la prévention en matière de stress, que les entreprises soient évaluées sur leur performance. Le critère unique de cette performance n'existant pas, il faut avoir une évaluation multicritère. Pourquoi alors ne pas y intégrer la prévention du stress (sous réserve que la mesure soit pertinente), d'autant plus que la plupart des dirigeants proclament que les hommes sont le principal actif des entreprises.

Si la performance ne peut être mesurée par un indicateur, on ne peut pas faire un classement comme dans un championnat de football. Mais nous sommes dans une période où les classements prolifèrent avec le soutien actif de gestionnaires, médias ou politiques (classement des hôpitaux, des universités, des lycées...) et sont de plus en plus utilisés comme support à l'évaluation de la performance des individus (responsables d'entités dans les entreprises, d'unité de police, de compagnie de CRS, commerciaux, opérateurs, préfets...).

 

En permettant de distinguer les meilleurs et de sanctionner les moins bons, ils sont, en quelque sorte, la version la plus aboutie et pure de l'idée d'un pilotage fondé sur les incitations et la compétition. De la même façon, l'importance des primes sur objectifs va croissante. Au-delà des conséquences humaines négatives de l'utilisation de ces méthodes pour évaluer le travail qui ont été mises en évidence par ailleurs, les conclusions du rapport Stiglitz conduisent à questionner la pertinence même de ces pratiques car elles reposent sur l'hypothèse erronée qu'il est possible de résumer la performance à un nombre très limité d'indicateurs.

 

Dans la recherche de l'équilibre difficile entre nécessité de simplifier et caractère irréductible de la complexité de la performance, le risque actuel est plus dans l'excès de simplicité - qui frise parfois au simplisme - masqué par la recherche d'objectivité. Or l'évaluation de la performance comporte une part irréductible de subjectivité qui doit être prise en compte dans la conception de sa mise en oeuvre.

 

Nicolas Sarkozy l'a reconnu dans son discours à l'occasion de la remise du rapport Stiglitz en dénonçant à raison la " religion du chiffre ". Mais il a lui-même utilisé les classements lorsqu'il était ministre de l'intérieur en convoquant les préfets les meilleurs et les moins performants sur le seul critère de l'évolution du nombre de crimes et délits entre le mois m de l'année n et le même mois de l'année n - 1, critère de performance qui est certainement encore plus discutable que le PIB.

Il promeut aussi l'idée de primes dans la fonction publique fondées sur des mesures objectives de la performance qui devront donc être en nombre extrêmement limité. Ainsi, les primes des CRS ou des policiers sont-elles réparties entre unités sur la base de leur classement sur un critère unique. Souhaitons que le soutien qu'il apporte aux conclusions du rapport Stiglitz permette d'orienter les pratiques dans une direction qui intègre les limites de la simplification de la performance.

 

Olivier Saulpic

Professeur de contrôle de gestion à l'ESCP Europe

Le Monde, 26 février 2010