Le travail est inséparable des autres dimensions de l'existence humaine

Yves Schwartz, philosophe

 

En général, lorsqu'on parle du travail stricto sensu, on fait référence à l'activité rémunérée dans une société marchande. Mais vous, vous prenez en compte ce qu'il y a autour de cette activité. À partir du travail, l'ergologie embrasserait donc toute l'existence ?

 

La perspective ergologique est une réflexion et une démarche qui à partir du travail rencontrent en effet toutes les dimensions de l'existence humaine. Vite résumée, elle essaie de réaliser une confrontation entre l'ensemble des connaissances systématisées (universitaires, organisationnelles...) d'une part, et, d'autre part, les savoirs et les valeurs mis en œuvre dans l'activité. A l'intérieur de ce champ extrêmement vaste, on rencontre le travail comme question critique, stratégique, hautement spécifique aujourd'hui, mais sans pouvoir le couper du problème immémorial de l'activité humaine en général.

 

 

On pourrait peut-être interroger ce qu'on appelle la centralité du travail. Il y a une certaine centralité du travail salarié, ne serait-ce que parce qu'on doit d'abord penser le travail comme susceptible de ramener des moyens de vivre.

 

Cette question de la centralité du travail est délicate. Sait-on de quoi on parle quand on défend ou critique cette position ? Peut-on clairement autonomiser le travail"? S'en tiendrait-on à la définition la plus reçue aujourd'hui de travail payé, essentielle pour penser les potentialités et crises du présent, ce seul cadre juridico-économique nous introduit mal à la prodigieuse diversification des formes d'activité humaine rémunérée. Et à l'intérieur de cette diversité de formes se jouent des dramatiques qui lient ce qui s'y passe à toutes sortes de dimensions externes de la vie sociale. La centralité du travail pourrait masquer ces circulations à double sens entre ce qu'on appelle aujourd'hui travail et ce qui peut être considéré comme extérieur à lui.

 

 

Vous écrivez que l'activité est toujours en avance sur le concept.

 

En faisant le plan d'une usine, en créant des logiciels, en organisant les tâches dans une administration, on utilise des savoirs à disposition qui ne sont pas sous la dépendance directe d'une situation concrète, c'est leur grande force. C'est la première forme d'anticipation. Mais toute situation de travail, parce que s'y recréent toujours de la variabilité et de l'histoire, exige que chacun, individuellement et collectivement, réajuste ces savoirs et ces cadres d'action à l'inédit de la situation : réajustements que les connaissances systématisées auront ensuite à essayer de conceptualiser; c'est une double anticipation, matrice d'un inconfort intellectuel - et social - permanent.

 

 

Vous dites que l'activité de travail est constituée par la rencontre de trois facteurs, le déroulé temporel de l'activité organisée et conceptuellement maîtrisée, l'investissement psychologique du travailleur et la mise en œuvre de différents savoirs dans l'activité même.

 

L'activité est une énigme qui noue une espèce de sagesse du corps, du non-conscient, de l'inconscient, et des engagements historiques et culturels dans un monde humain saturé de valeurs en débat. Aucune discipline, aucune modélisation ne peuvent seules dire le fin mot de l'énigme.

 

 

Prenons l'exemple, non pas d'un travailleur salarié, mais d'un homme exerçant une profession libérale et se fixant lui-même ses contraintes. Retrouve-t-on alors ce tripôle, les normes vérifiées et rénovées par l'expérience pratique, l'investissement psychologique dans la transformation de ces normes et l'investissement des savoirs hérités de l'histoire sociale et de la biographie individuelle ?

 

Il n'y a pas d'activité, pas de vie d'ailleurs, sans débats de normes. Le tripôle, que j'appellerais plutôt celui des rapports entre valeurs, activité et savoirs, c'est la dynamique des rapports proprement humains entre le vivant et son milieu ; milieux enchâssés, devrait-on dire : car entre le bureau ou l'atelier ou le service, et la sphère du marché, du privé, du politique, circulent, s'articulent, se contredisent, des normes et des valeurs. D'où l'énigme de l'activité et de ses drames Elle concerne selon des modalités différentes aussi bien l'ouvrière taylorisée du textile que l'avocate, le gestionnaire de portefeuille ou le médecin : on ne chronomètre plus leurs gestes, mais les contraintes de résultats les obligent à d'intenses débats avec eux-mêmes sur comment se faire soi-même instrument d'objectifs qu'on peut parfois trouver problématiques.

 

 

Vous parlez souvent de contraintes des normes, mais de quelles normes s'agit-il exactement ? Qu'est-ce que la norme pour un travailleur non posté, dans la mesure où les contraintes organisationnelles pèsent moins sur lui que sur un travailleur salarié, ouvrier, employé ?

 

Je parle dans toute activité de normes antécédentes et d'essai local de renormalisation. La difficulté est que ces normes à négocier sont des totalités hybrides : il y a des contraintes dans le travail assez manifestement liées aux formes économiques contingentes de nos sociétés modernes avec leurs sanctions financières, les inégalités de propriété et de pouvoir et leur retombées organisationnelles. Mais les normes, ce sont aussi des acquis culturels, des expériences collectives capitalisées, comme la mise en œuvre de connaissances scientifiques, techniques, juridiques, de procédures validées... Chacun dans son activité, dans un milieu toujours variable, doit pour partie faire des choix, se donner localement des normes pour agir. Entre l'ouvrier et le travailleur que vous appelez non posté, il y a des différences de degré, pas de nature.

 

 

Le travailleur salarié, payé chaque mois, voit bien comment ces normes se sont traduites dans le patrimoine juridique. Mais aujourd'hui, avec la transformation des formes du travail, l'introduction de plus en plus fréquente de CDD et la spécialisation des tâches, l'environnement juridique est beaucoup plus ténu, moins précis. Les normes ne sont-elles pas plus fluctuantes qu'elles ne l'étaient ?

 

- C'est vrai et cela fait problème. Certains militent pour retailler le droit du travail aux dimensions d'une flexibilité économique vue comme fille de la modernité. Or le droit du travail ne peut être séparé du droit en général. De ce point de vue, il faut être attentif aux équilibres : tout travail a comme horizon des valeurs sous sanctions quantitatives et marchandes très fortes. Mais à y regarder de près, ce même travail est traversé, dans ses questionnements visibles et invisibles, par des valeurs d'une autre nature, non quantifiables, comme le bien vivre, la solidarité, l'aspiration au savoir, la santé, etc. Les organes du politique ne peuvent ignorer, sans faillir à leur mission, ces conflits de valeurs.

 

 

Bien qu'on ait un peu exagéré son importance quantitative, le télétravail exprime une évolution du travail, prenant appui sur les nouvelles techniques d'information et de communication. Aujourd'hui, il touche quelque 10 millions de personnes en Europe. Ne croyez-vous pas que les normes marchandes quantitatives s'imposent dans le télétravail aussi fortement que dans le travail traditionnel ?

 

C'est juste. On a exagéré le télétravail, mais il existe et se développe. Là encore, il faut éviter d'avoir un jugement unilatéral, dogmatique, sans travailler avec les intéressés. Je comprends très bien pourquoi beaucoup de personnes apprécient cette possibilité nouvelle de réaménager les équilibres difficiles des différentes normes. Mais à l'heure actuelle, une des difficultés de la gestion du travail vient du fait que les modes de gouvernement du travail ont largement desserré l'étreinte sur la manière d'obtenir les objectifs marchands. Il devient difficile de distinguer les professions libérales d'un certain nombre de types d'activité sous contrat. On parle d'ailleurs de zones grises entre le travail sous contrat et le travail indépendant.

 

Que se passe-t-il ? On donne à la personne un espace d'organisation de son temps et de gestion de ses normes, mais on abandonne en contrepartie le regard qu'on doit porter sur le travail. Lorsqu'on demande obtenez-nous tel objectif, vous êtes assez grand pour savoir comment faire, on dit en substance je ne m'intéresse plus à la manière dont vous aurez à vous gérer vous-même pour obtenir cet objectif. Une espèce de rideau cache l'activité de travail. Cette réorganisation "vie privée/vie personnelle" peut permettre la création d'un emploi rémunéré, mais, dans d'autres cas, elle rend la vie familiale impossible, parce que la distinction des espaces, des temps n'existe plus. Et comme celui qui vous paye ne rentre pas dans ces considérations, les conséquences peuvent être très graves.

 

 

La diminution du temps de travail est un thème d'actualité. Ce combat vaut-il pour tous ?

 

Encore une fois, on ne peut répondre que dans l'ambivalence. Je saisis les raisons qui ont mené à la loi sur la réduction du temps de travail, dans un contexte de chômage exacerbé. Mais je pense qu'il est dangereux de légiférer sur le temps de travail, sans aussi s'interroger sur ce qui se passe dans ce temps. Le danger est de ne traiter le travail que par son enveloppe temporelle. Le temps de travail est autre chose que le temps du travail ; à l'oublier, on ignorerait des cas de pression, d'intensification, les arbitrages dramatiques à gérer dans une enveloppe réduite.

 

 

Vous avez dit que le travail hante le non-travail, que le temps de travail marque le temps de non-travail.

 

Le travail hante le non-travail, et vice-versa. Aujourd'hui, on ne peut faire l'impasse sur le poids énorme des valeurs marchandes, car il marque non seulement le temps de travail, mais l'habitat, la possibilité de loisirs, le rapport à la culture, toutes les dimensions de la vie humaine. Mais il est également important d'être attentif aux idées qui cherchent à réélaborer le vivre ensemble à distance d'une sanction directe par le marché.

 

Quels types de travail englobe ce secteur non marchand ?

 

Je pense à l'économie sociale, à l'économie solidaire, aux services publics. Travailler simultanément dans les trois secteurs privé/public/non lucratif me paraît être la façon la moins hégémonique de procéder... Je crois important aujourd'hui d'instituer, outre les relations avec le monde de l'entreprise, des partenariats avec des organismes à buts non lucratifs pour y faire fonctionner sur le travail la double anticipation. Notre département d'ergologie à l'Université de Provence travaille avec divers organismes, associations, mutuelles, pour nouer dans la clarté de tels partenariats en se saisissant du projet de société coopérative d'intérêt collectif élaboré aujourd'hui par le secrétariat d'Etat à l'économie solidaire. Il est bien clair que les transformations du travail marchand passent aussi par ce qui peut se faire en dehors de lui."

 

Propos recueillis par Antoine Spire

Le Monde, 22 Mai 2001